Hommage à Frank Van Keirsbilck

Un jour – c’était en 1997 ou 1998, je ne me souviens plus exactement – que je cherchais des tubercules dans un petit catalogue de légumes qui m’avait été envoyé de Hollande, j’y trouvai quelque chose qui s’appelait “oca”. Je me demandai bien ce que cela pouvait bien être. Je ne pus alors trouver aucune information concernant cette plante car je n’avais pas d’internet à cette époque. Comme tout ce qui est comestible m’intéresse, je les ai commandés, et j’ai reçu 6 tubercules de couleur jaune-blanc, un peu oblongs, et d’environ 6 cm de longueur. Après les avoir plantés, selon les instructions, je les ai soignés, observés et déterrés après les premiers gels, en fin de saison. J’ai été frappé par l’abondance de la récolte : les tubercules avaient toutes sortes de tailles : certains étaient très petits alors que d’autres faisaient plus de 8 cms. Et qui plus est…. Aucune maladie sur la plante ! Et la saveur était bonne, après les avoir laissés quelques journées au soleil ! Cette première récolte m’emmena alors dans une quête qui a duré jusqu’à ce jour.

Après les ocas du Pérou, je découvris du yacon en Angleterre, et puis ensuite le maca, la capucine tubéreuse et bien d’autres espèces et, en 2008, j’eus l’occasion de me lancer aussi dans la culture du mauka (Mirabilis expansa), qui reste une plante toujours très rare, même en Amérique Latine.

Toutes ces plantes que l’on dénomme couramment “tubercules des Andes”, se divisent en fait en 2 groupes bien distincts : le groupe des tubercules et le groupe des racines.

Dans le premier groupe, les tubercules (oca du Pérou, olluco, capucine tubéreuse) sont pour la plupart très colorés, avec des couleurs et formes inconnues dans les plantes comestibles domestiquées en Europe, Afrique ou Asie. C’est surtout chez les ollucos que l’on peut trouver une gamme incroyable de couleurs : blanc, vert, rouge, pourpre… Chaque espèce de tubercules a été sélectionnée en Amérique Latine, et elle se décline en centaines de variétés (par exemple plus de 400 variétés d’ocas du Pérou). Tout ces tubercules sont adaptés à leur climat, à savoir les montagnes des Andes. Ce qui veut dire un climat tempéré, pas de saisons comme nous les connaissons, mais plutôt un climat stable durant tout l’année, des températures entre 20 et 25°C en journée et des nuits plutôt fraîches, de 6 à 9°C, sans gelées. Et, dans leurs pays d’origine, ces espèces vivaces ne produisent qu’en journées courtes. Et c’est la source de quelques difficultés à les cultiver en Europe… Mais je vais y revenir plus avant.

Dans le second groupe, les racines (arracacha, maca, canna, pachyrhizus erosus, ahipa et tuberosus, mauka et yacon) sont toutes également des espèces vivaces à l’exception du maca (lepidium meyenii). Ces espèces de plantes à racines ne se caractérisent pas par la même diversité étendue que celle des tubercules. Cela dit, il existe néanmoins pas mal de variétés à découvrir dans leurs pays d’origine. Ces racines n’ont peut-être pas les couleurs brillantes des ocas et des ollucos, mais elles sont parfois très surprenantes d’un point de vue visuel et surtout d’un point de vue culinaire.

Ces grosses racines croissent pour la plupart dans “nos” journées longues, ce qui représente un avantage pour la culture. Le pachyrhizus tuberosus en constitue une exception car il refuse de produire une racine comestible, même si je le laisse en serre jusqu’à la fin novembre). Le yacon, le canna et le mauka se comportent très bien dans notre climat mais il me reste à déterminer si le mauka va être capable de supporter des étés chauds et secs. Ces deux premières espèces sont originaires d’altitudes un peu plus basses comparées aux régions d’origine des tubercules et elles sont donc plus résistantes à la chaleur. Toutes ces plantes des Andes (tubercules et racines) vont produire beaucoup plus lorsqu’elles sont arrosées fréquemment, soit par la pluie, soit par le jardinier. Elles apprécient toutes également une sorte de paillage, mais dans ce cas, il faut faire attention aux souris car ces dernières peuvent en consommer beaucoup….

Revenons sur les tubercules. La seule exception, dans cette catégorie, qui puisse donner des tubercules en été, est une variété de capucine tubéreuse qui a été découverte par un jardinier au “Kew Gardens” auprès de Londres, du nom de Ken Aslet (et qui a donné son nom à cette variété), et jusqu’à ce jour, aucune autre variété qui puisse donner une récolte en septembre ou début octobre, n’a été découverte ou développée. Les mashuas (comme on appelle les capucines tubéreuses en Amérique du Sud) fleurissent abondamment (mais parfois très tard), et produisent relativement facilement des semences (si l’on peut protéger les plantes contre le gel), facilitant ainsi l’obtention de nouvelles variétés. Ce qui serait, par exemple, très intéressant, c’est de créer plus de variétés à partir de “Ken Aslet”, afin d’obtenir une récolte plus abondante (car Ken Aslet ne produit pas de grosses récoltes) et afin de créer plus de diversité. Pour le moment, je suis en train d’explorer le potentiel des autres capucines tubéreuses, afin de réaliser des croisements avec Ken Aslet. Pour ce faire, il faut avoir accès à des fleurs de deux ou plusieurs variétés au moment précis où l’on souhaite polliniser les fleurs de Ken Aslet (une solution consistant à créer artificiellement des journées plus courtes, avec des bâches noires par exemple). Mais, même avec ces couvertures, cela n’est pas aisé car parfois elles refusent de fleurir ! … Mais on persévère et nous finirons bien par réussir… Un jour.

Quant aux ollucos et aux ocas du Pérou, c’est une autre histoire… La culture des semences est très très difficile ; il faut des plantes qui ne soient pas atteintes de virus et, pour les ocas, la forme de leurs fleurs joue un rôle important. Il faut une grande diversité de fleurs si l’on veut obtenir des semences (elles sont très petites et elles s’étiolent rapidement). Moi-même, je n’ai jamais réussi à produire de semences, mais mon ami Ben du Pays de Galles en a récolté (les conditions climatologiques sont également importantes) en 2007 : ce fut la première fois, depuis 1976, que des semences d’ocas du Pérou purent être produites dans les îles Britanniques ! On a semé ces semences, et deux seulement ont germé (sur des centaines), une chez moi en Belgique, et une autre chez Ben. Ces deux plantes constituent une base pour le futur : nous souhaitons réaliser des croisements entre des ocas du Sud de l’Amérique Latine et ces deux plantes-là (chez moi, cette plante a produit 18 tubercules, qui vont redonner 18 plantes, ou plus encore si je prends des boutures), pour essayer de créer une variété qui puisse donner une récolte en été en Europe, pendant les journées longues. Mais il reste encore un certain chemin à parcourir…

Les ollucos peuvent aussi produire des semences, mais seulement à partir de plantes exemptes de virus. Nous avons le soutien d’Owen, qui travaille à l’Université de Plymouth, Angleterre, et qui a des facilités là-bas pour éliminer les virus des ollucos (et aussi des ocas du Pérou), et qui peut aussi utiliser une chambre de croissance dans son labo. Tout cela nous permet d’avoir des conditions plus parfaites pour la germination des semences, quelles qu’elles soient (et les premiers essais ont l’air d’être encourageants).

Une autre possibilité, pour créer des variétés nouvelles, est l’observation des tubercules. En effet, il nous arrive de découvrir un tubercule avec une couleur ou même une forme différente de celles de la plante-mère. On peut alors replanter ce tubercule l’année suivante, et on aura alors réalisé une sélection à partir de cette forme (on peut même prélever des boutures de portions de tubercules possédant une couleur variante afin de créer une autre variété). Cette méthodologie peut être utilisée pour tous les tubercules et toutes les racines qui sont propagés de manière végétative. On peut même propager végétativement des tomates ou des piments par le biais de boutures.

Quelles sont les perspectives pour le futur ?

La finalité essentielle est en effet d’introduire des variétés nouvelles, qui soient plus faciles de culture durant l’été et qui conservent toujours une saveur douce et bonne. On sait fort bien que les premières pommes de terre, qui ont été introduites en Europe vers 1570-1580, étaient aussi des variétés qui ne produisaient qu’en journées courtes (et qui ne pouvaient pas être cultivées en dehors de l’Espagne ou de l’Italie), et force est de constater maintenant que les pommes de terre sont cultivées en Russie ou en Scandinavie : on peut donc imaginer ce que la sélection et l’acclimatation des plantes peuvent créer… Il existe bien sûr des plantes qui sont plus faciles à acclimater que d’autres. Un indice de leur potentiel d’adaptabilité nous est fourni par un examen de l’étendue de leur diversité génétique dans leur pays d’origine : plus il existe là-bas de variabilité et plus il sera aisé de les acclimater. Et c’est bien le cas de la plupart de ces tubercules et de ces racines : je pense donc qu’elles possèdent un potentiel énorme pour le futur.

Le yacon, de par son goût de poire, est déjà en train de se créer une niche dans beaucoup de potagers ; les ocas ne vont pas tarder à suivre (et lorsqu’on les laisse quelques semaines exposés au soleil et hors gel, ils acquièrent une saveur très douce et on peut les utiliser en dessert). Je constate également un intérêt accru pour les ollucos, mais ils sont plus difficile à cultiver… Et les autres suivront, j’en suis persuadé. Le pachyrhizus ahipa par exemple est très très bon, mais il demande beaucoup de chaleur pour être cultivé : peut-être découvrira-t-on (ou développera-t-on) une variété moins exigeante en chaleur ?

La question m’est souvent posée de savoir où l’on peut trouver ces tubercules, ou des semences ou même des boutures ! Ce n’est pas facile d’y répondre : j’ai trouvé presque tous mes tubercules chez des collectionneurs et la seule espèce qui me vienne directement du Pérou est le mauka. On peut trouver quelques tubercules en Angleterre (Realseeds) ou en Allemagne (G. Bohl et quelques autres), mais je n’en sais pas plus… J’espère que tous ces délices deviendront vite accessibles, afin que tout le monde puisse les essayer : ce qui résultera, bien sûr, en une augmentation de la diversité de notre nourriture.

 


Article rédigé par Frank Van Keirsbilck (jardinier-collectionneur en Belgique).